Une passion sans limite
Si quelques étapes du Tour de France cycliste sont bien passées par là et qu’une petite station de ski – le Camp d’argent – se situe à proximité, c’est bien le Rallye automobile de Monte Carlo qui a transformé ce lieu en un véritable mythe pour plusieurs générations de pilotes et de passionnés de ce sport entre la fin des années 1960 et la fin des années 1990 (pour preuve, la scène finale du film de Georges Lautner Les seins de glace avec Claude Brasseur, Alain Delon et Mireille Darc, sorti en 1974 a été tournée sur les lieux). À cette époque, le col attire plusieurs milliers de spectateurs au cœur d’une froide nuit du mois de janvier. La préparation du « Monte Carl’ » ne laisse rien au hasard : vêtements adaptés, pique-niques améliorés de « remontants », appareil photos ou caméscopes, chaises pliantes, escabeaux. Et surtout arriver assez tôt sur place pour se poster au meilleur endroit possible. Par petits groupes, les uns et les autres, emmitouflés, tentent de se réchauffer souvent autour d’un feu de fortune. Ils en profitent pour faire griller quelques merguez ou côtelettes, manger des sandwichs et boire du vin rosé, du pastis ou de la bière. Banderoles, drapeaux, cornes de brume, sifflets, chants : l’ambiance est bon enfant. Elle est même internationale : aux côtés des Azuréens et des Français venus des quatre coins du pays, souvent en camping-car, Italiens surtout mais aussi Allemands, Autrichiens, Néerlandais, Yougoslaves, Polonais échangent d’aimables invectives en attendant patiemment leurs héros. Doté d’une puissante sono, un speaker annonce les performances et entretient l’ambiance survoltée. Puis, soudain, accompagnée par un bruit de moteur sourd et violent, la forte lueur d’une rampe de phares largement accentuée par le crépitement des flashs vient déchirer la nuit : c’est le premier équipage qui traverse le col. Parfois au péril de leur vie, les spectateurs, galvanisés, se trouvent au plus près des bolides qui dérapent sur la neige et le verglas. Quelques secondes suffisent à leur bonheur, en attendant le passage suivant…
Une histoire liée au Rallye de Monte Carlo
Organisé pour la première fois en 1911 par des Monégasques (Gabriel Vialon et Anthony Noghès) passionnés de sport automobile sous la forme d’un « concours d’élégance », le Rallye de Monte Carlo est devenu, au fil des années, l’une des compétitions automobiles les plus célèbres dans le monde. Au départ, la notion de « rallye » signifie « ralliement » et les enjeux étaient différents : dans le contexte de la promotion tourisme hivernal des élites aristocratiques sur la Côte d’Azur, des équipages venus de diverses capitales européennes s’affrontaient dans un « parcours de concentration » vers la Principauté. Les critères de classement, loin de ceux que nous connaissons aujourd’hui, étaient plutôt subjectifs. Ils tenaient compte du kilométrage parcouru, de la moyenne réalisée, du nombre de personnes transportées, du confort offert aux passagers et de l’état du véhicule à l’arrivée. Les conducteurs ne devaient pas dépasser une moyenne de 25 kilomètres à l’heure. La sélection se faisait notamment sur la capacité à surmonter le froid, la neige et les routes souvent peu ou pas asphaltées. Ce n’est que progressivement, au fil de l’évolution de la technique et de l’intérêt différent du public, que le Rallye va changer de nature. Après avoir rallié la Principauté, les équipages seront soumis sur place (notamment sur le quai) à des épreuves de maniabilité, d’endurance, de régularité et de vitesse pure.
En fait, il faut attendre les années 1950 pour que le Rallye se métamorphose en compétition au sens actuel du terme. Si le parcours de concentration est longtemps maintenu après la Seconde Guerre mondiale, ce sera uniquement pour rendre hommage à la tradition. Car il n’est désormais plus question que de vitesse. Aussi, la compétition sur routes « ouvertes » est avantageusement complétée par des « spéciales », épreuves chronométrées sur routes fermées à toute circulation (avec les victoires au « scratch », temps chronométré). Une fois arrivés à Monaco, les équipages sont d’abord amenés à s’affronter dans une « spéciale » conclusive sur le traditionnel circuit automobile de la Principauté.
La montagne, la neige et la nuit, ingrédient du succès
Dans ce cadre, pour l’édition de 1965, les organisateurs ont une idée géniale : créer remplacer une épreuve finale nocturne en montagne prometteuse en intensité. Dénommée « parcours complémentaire », cette apothéose, réservée aux meilleurs équipages, s’organise en six « spéciales » comportant notamment trois passages par le col de Turini dans un suspense palpitant. Heureuse conjugaison entre le décor majestueux de la Principauté de Monaco et son proche environnement montagneux, la « nuit du Turini » est née. Car parmi ces « spéciales », la plus palpitante relie Moulinet à la Bollène Vésubie en passant par le col de Turini : plus d’une vingtaine de kilomètres et de nombreux virages en épingle à cheveux. D’une certaine manière – à l’instar du trophée Andros, course sur glace créée en 1990 – le Rallye s’inscrit aussi comme un sport d’hiver tirant profit au mieux des routes étroites et sinueuses du Haut Pays Niçois.
Au cœur des Trente Glorieuses qui vouent un véritable culte à l’automobile, ce type de compétition ne peut que séduire (en 1972, le projet de construire sur place un circuit automobile permanent de « conduite sur glace » d’un kilomètre sera même envisagé, sans suite). Beauté des montagnes, superbes bolides, vitesse, neige, nuit, risque, suspense : tous les ingrédients d’un grand spectacle sont réunis. Les amateurs ne s’y trompent pas et affluent en grand nombre. Ce qui ne va pas sans poser de problème dans un cadre peu adapté aux déambulations d’une foule aussi massive. D’autant que les supporters sont assez indisciplinés et les relations se tendent avec les policiers dépêchés sur place pour l’événement, quelquefois débordés par les comportements irrationnels. Par exemple, certaines années, lorsque le col manque de neige, le public en transporte à pleines pelletées sur la route afin que le spectacle soit tout de même garanti. Parfois les relations avec les policiers dépêchés sur place pour l’événement mais souvent débordés par les comportements irrationnels de la foule, se tendent. Par exemple, certaines années, lorsque le col manque de neige, le public en transporte à pleines pelletées sur l’asphalte afin que le spectacle soit tout de même garanti. Certains pilotes en ont subi les conséquences comme Gérard Larrousse en 1968 : alors en tête de l’épreuve, il est surpris par cette neige inattendue, perd le contrôle de son Alpine et heurte un rocher annulant ainsi toute chance de l’emporter. La même mésaventure arrive à une autre Français, Jean-Luc Thérier, en 1981.
Le mythe se construit également transistor à l’oreille, avec la voix fameuse du journaliste Bernard Spindler (1939-2017) sur les ondes de Radio Monte-Carlo présent sur place pour « couvrir » l’événement et le relais assuré par les médias tant locaux (avec Nice Matin et Jean Farnaud ou Jean-Marc Michel journalistes à la station locale de France Région 3) que nationaux ou internationaux. Comble de succès, en décembre 1980, la firme Lancia commercialise une série spéciale de Lancia Beta (berline et coupé) baptisée « Lancia Turini ».
Timo Mäkinen et sa Mini Cooper, premiers héros en 1965
Pour la première nuit du Turini, l’épreuve est survolée par le premier des « Finlandais volants », Timo Mäkinen (1938-2017), au volant de sa Mini Cooper-S, avec son co-pilote le Britannique Paul Easter. Il s’impose face à l’impressionnante Porsche 904-GTS pilotée par l’Allemand Eugen Bohringer. Les « Mini » dominent alors le monde des rallyes jusqu’à ce que les Lancia Fulvia ou Stratos, les Porsche 911 et surtout les Alpine-Renault conçues par l’entrepreneur dieppois, Jean Rédélé (1922-2007) ne viennent leur voler la vedette. Le col a ainsi vu passer les plus grands pilotes, héros de toute une époque, tels le Suédois Björn Waldegård (1943-2014), vainqueur en 1969 et 70, l’Italien Sandro Munari (né en 1940) vainqueur en 1972, 75, 76 et 77, ou l’Allemand Walter Röhrl (né en 1947), vainqueur en 1980, 82, 83 et 84 ou encore le Finlandais Ari Vatanen (né en 1952) vainqueur en 1985.
Les pilotes français ont eu aussi connu l’expérience du Turini et la notoriété : Jean-Claude Andruet dit « la panique » (né en 1940), vainqueur en 1973, Bernard Darniche (né en 1942 dit « la Luge », non pas pour ses performances en montagne mais parce qu’il était chauve) qui réalise un temps époustouflant au volant de sa Lancia Stratos en 1979 et remporte l’épreuve, Jean Ragnotti (né en 1945), vainqueur en 1981, Bruno Saby (né en 1949) vainqueur en 1988, François Delecourt (né en 1962) vainqueur en 1994. Mais il faut surtout retenir les performances spectaculaires de Didier Auriol (né en 1958), vainqueur à trois reprise en 1990, 92 et 93 dans un combat acharné contre son rival l’espagnol Carlos Sainz (né en 1962) lui aussi vainqueur du Rallye en 1991, 95 et 98. Ces héros font partie du panthéon de toute une génération de fervents amateurs de sports mécaniques.
La fin du mythe
Mais au cours des années 90, cette nuit frénétique est remise en cause. Deux raisons principales : un relatif déclin de la fascination pour les sports mécaniques et l’évolution trop contraignante des règlements, notamment en matière de sécurité. En effet, à cette époque la FIA décide de repenser les règles globales des rallyes. En conséquence, la compétition monégasque se trouve contrainte de modifier son déroulement. Ainsi, le parcours de concentration disparaît définitivement, de même que le principe d’une épreuve « en ligne » par étapes. L’ambition est de concentrer au maximum l’épreuve à proximité de la Principauté avec un parc d’assistance unique durant tout le déroulement du rallye. Il s’agit non seulement de réduire les coûts mais aussi d’assurer une plus grande sécurité, tant pour les pilotes que pour le public. En cherchant à trop « normaliser » la compétition, celle-ci s’est affadie. Et nombre d’amateurs de rallye vont regretter cette évolution au nom d’une modernité jugée discutable.
Ainsi, en janvier 1997, c’est la dernière « nuit du Turini » avant que ne se crée un nouveau championnat dit « World Rallye Championship » (WRC) obligeant l’Automobile Club de Monaco à abandonner le principe de l’ultime « spéciale » nocturne en montagne. Certes, le passage du Turini fera encore partie de l’épreuve par la suite : il est encore franchi de nuit jusqu’en 2002, mais pas comme étape décisive, et pire, par la suite, son passage bascule en diurne. Entre 2012 et 2014, à la faveur d’un assouplissement des règlements, les organisateurs tentent une éphémère relance de la « nuit du Turini » en proposant à nouveau une « spéciale » de nuit reliant Moulinet et La Bollène-Vésubie. Mais magie s’est envolée… Comme un symbole, l’épreuve du 18 janvier 2014 est annulée à la suite de l’accident du pilote slovaque Jaroslav Malicharek ayant perdu le contrôle de sa voiture dans la neige. La route qui mène au col est définitivement bloquée pour les voitures qui suivent et un embouteillage nocturne inédit se produit dans la « spéciale » de légende.
Le Turini est toujours là, il fait toujours partie du Rallye de Monte Carlo mais le Turini sans sa dernière « nuit » à suspense a perdu ses principaux attraits.
Pourtant, la mémoire de toute une époque hante les lieux : il suffit de se rendre sur place à l’hôtel-restaurant des Trois Vallées pour y découvrir un véritable musée privé de la compétition : trophées, objets divers, photographies, autographes ou coupures de presse tapissent les murs. En pénétrant dans les lieux on prend conscience de l’impact de l’événement pour ce coin de montagne. Par ailleurs, il est aussi possible de suivre le Rallye historique de Monte Carlo organisé, non sans un brin de nostalgie, par l’Automobile club de Monaco depuis 1998. Non seulement, les véhicules privilégiés pour cette épreuve sont précisément ceux qui ont fait la gloire du Rallye dans les années 1960, 70 et 80 mais le fameux parcours de concentration et surtout l’étape finale « Monaco-Monaco » incluant la « nuit du Turini » sont au programme comme au bon vieux temps. La pérennité de ce « Rallye historique » atteste de la dimension patrimoniale du Rallye et de son épreuve finale reine. De telle sorte que le rallye « historique » suscite presque plus d’engouement que le rallye dit « classique ». D’autant plus qu’une « Nuit du Turini » tout aussi patrimoniale est organisée depuis 1993 par une Amicale Azuréenne des Amateurs d’Alpine (AAAA). L’ambition de cette association de passionnés d’automobilisme et en particulier de l’une des voitures reines du « Monte Carl’ » dans les années 1970 est de revivre, au leur volant de leur véhicule de collection, le parcours mythique en route ouverte, ponctué par un dîner convivial à l’hôtel des Trois Vallées.
Le col de Turini garde ainsi l’empreinte d’une passion sportive. Associé aux grandes heures du Rallye de Monte Carlo, ce lieu, par ailleurs paisible tout au long de l’année, a incarné au mieux l’engouement pour le sport automobile dans le dernier quart du XXème siècle. Entre fracas du bruit des moteurs et brutale intensité lumineuse, le surgissement à toute vitesse des impressionnants bolides au détour d’un dernier virage, leur dérapage sur la neige verglacée avant leur rapide évanouissement dans la nuit redevenue noire reste une expérience magique.