Sur le parvis du Stade vélodrome de Marseille, une statue rend hommage à Jean Bouin. Sans doute peu de passants lui prêtent-ils attention, mais ce nom ne leur est pas inconnu, d’autant qu’une tribune du stade en est aussi baptisée, comme tant d’autres équipements sportifs en France. Si Jean Bouin dit confusément quelque chose à nos contemporains, c’est à cause ces commémorations, mais aussi parce que cet homme, icône sportive de la Belle Époque, a marqué l’histoire du sport de son empreinte.
Hommage à un champion
Né le 20 décembre 1888 dans le quartier du Vieux Port, Jean Bouin découvre la course à pied en 1903. Au Parc Borély, il épie Louis Pautex, vainqueur du premier marathon phocéen. La légende dit qu’il s’enhardit, rejoint la piste, rattrape le champion et le double. Ebaudi, Pautex l’encourage. Un an plus tard, le milieu athlétique bruisse d’un nom : Jean Bouin. Sous les couleurs du Phocée Club de Marseille, il vole en effet de succès en succès, du 800 m au cross.
Jean Bouin passe bientôt maître dans l’art du cross-country. Champion de France de 1909 à 1912, il est aussi le premier Français à gagner, en 1911, le cross des Cinq nations. Cette épreuve, opposant les quatre nations britanniques et la France, fait alors figure de championnat du monde. Il la remporte à nouveau en 1912 et 1913. Sur route, il gagne cinq fois Nice-Monaco (1907, 1909-1912), une épreuve phare. Sur piste, sa carrière est marquée par une médaille d’argent au 5 000 m des Jeux de Stockholm (1912). Mais c’est surtout un homme de records. En 1913, celui de l’heure – qu’il porte à 19,921 km – marque les esprits. En dépossédant deux Anglais (l’amateur Shrubb et le professionnel Watkin), il devient le symbole de l’excellence athlétique nationale.
Ses performances résultent d’une attention quasi scientifique pour son entrainement et son hygiène de vie (il use de tisanes dépuratives, est un adepte du massage). Il les décrit et analyse dans La Vie au grand air, un hebdomadaire sportif illustré très populaire. C’est aussi un homme averti : il vend son image, par exemple sous forme de cartes postales.
Mobilisé en août 1914, il choisit de servir dans une unité combattante. Faisant fonction de messager, il tombe au champ d’honneur lors de la première bataille de la Marne, le 29 septembre 1914. L’émotion est grande. Il devient aussitôt le symbole du sacrifice héroïque.
Le monument
Après l’Armistice, la nation rend hommage au million et demi de ses soldats tués en érigeant des monuments aux morts. À Marseille, Arthur Gibassier, chroniqueur sportif au Petit Provençal, un temps entraîneur de Jean Bouin, veut honorer l’athlète dans sa ville d’origine. À la fin de l’été 1919, son journal organise une réunion d’athlétisme. Sa recette doit financer un monument. Il crée aussi le comité Jean Bouin, pour rassembler des fonds et assurer la promotion du projet ; un comité présidé par Marius Dubois, secrétaire général de mairie de Marseille et fondateur du Comité du Vieux-Marseille, qui obtient que la municipalité finance le socle de la statue.
La statue est commandée à un sculpteur issu de l’École des Beaux-Arts de Marseille : Constant Roux, dont la réputation est établie depuis son Grand Prix de Rome (1894). À Marseille, on connait son monument à Antoine-Fortuné Marion (directeur du laboratoire de zoologie marine de Marseille), qui orne le palais Longchamp, et son marbre représentant la République, situé dans la cour d’honneur de l’hôtel de préfecture des Bouches-du-Rhône.
Dans son atelier, le plâtre de la statue de Jean Bouin révèle aussitôt son choix : représenter le coureur en mouvement. Il rejoint ainsi l’œuvre remarquée d’Alfred Boucher, Au but (1886), qui met en scène un groupe de coureurs au Jardin du Luxembourg. Jean Bouin n’est vêtu que d’un slip, selon l’usage au Collège d’Athlètes de Reims où il s’entraînait (suivant la méthode naturelle de Georges Hébert) et dont il a été l’ambassadeur. Dans chaque main, il tient une poignée d’effort.
La statue, fondue à cire perdue par le bronzier Gatti, est implantée à l’entrée du Parc Borély, haut lieu de la vie sportive. Jean Bouin s’y est entrainé et y a disputé de nombreuses épreuves. Sur son socle, deux mentions : « Ce monument a été offert à la ville de Marseille par le Petit Provençal et les amis de Jean Bouin » et « À Jean Bouin recordman du monde de l’heure –19 km 921– Mort pour la patrie- 1883-1914 ». Le bas-relief rappelle les monuments aux morts, avec son casque de poilu, ses palmes, feuilles de chêne et d’olivier.
L’inauguration
L’inauguration a lieu le 5 juin 1922, en présence d’Henry Paté, haut-commissaire à la Guerre. Il rappelle les vertus du champion et, sous son auguste patronage, appelle au développement des « sociétés d’éducation physique » en France. Marius Dubois, puis Joseph Genet, président de la Fédération française d’athlétisme, prennent la parole, sous le regard éploré de la mère de Jean Bouin et face à de nombreuses personnalités, dont le maire de Marseille, Siméon Flaissières, un représentant du Conseil municipal de Paris, Léon Riotor et le général Monroë, le commandant du XVe corps. La presse souligne la présence du boxeur Georges Carpentier (autre icône du sport français) et du champion olympique du 5 000 mètres des jeux d’Anvers (1920), Joseph Guillemot. Les deux sportifs et anciens combattants sont les premiers à déposer une palme au pied du monument, suivis par les représentants des délégations venus à Marseille pour participer, le lendemain, à la 44e fête fédérale de gymnastique. La cérémonie s’achève par un défilé des athlètes inscrits à la « réunion athlétique » d’hommage organisée, le jour même, par le Comité littoral et l’Olympique de Marseille.
Lieux de mémoire
Trois semaines plus tard, le 27 juin, le corps de Jean Bouin est rapatrié à Marseille pour être inhumé au cimetière Saint-Pierre. Sa tombe est ornée d’un buste réalisé par Constant Roux. Le monument du Parc Borély reste toutefois l’objet principal de sa commémoration. Les sportifs viennent s’y recueillir, comme les participants aux finales du Grand-Prix des jeunes et du Championnat de France de pentathlon (1923) et Georges Pelletier-Doisy, as de la Première Guerre mondiale et auréolé par son raid aéronautique Paris-Tokyo (1924). De fait, le deuil de Jean Bouin, « pur produit de l’énergie française et un modèle » (Encyclopédie des Sports 1924), est difficile.
En 1939, le monument est transféré dans la cour d’honneur du Stade vélodrome, inauguré en 1937. Le 18 mai, une manifestation est organisée par le Massilia club pour célébrer ce transfert. On honore aussi une autre gloire marseillaise, Gustave Ganay (1892-1926), cycliste mort accidentellement au Parc de Princes, dont la statue en pied est réalisée par un autre Grand-Prix de Rome marseillais : Elie-Jean Vezier.
Au Vélodrome, la statue de Jean Bouin a donc trouvé sa place définitive, que les multiples transformations du stade et de ses alentours n’ont jamais remis en cause.
Bibliographie
Dietschy Paul, « Le sport et la Première Guerre mondiale », in Philippe Tétart (dir.), Histoire du sport en France du Second Empire au régime de Vichy, Paris, Vuibert, 2007, p. 57-77.
Espana René, Jean Bouin de Marseille, Gémenos, Autres Temps, 2000
Macario Bernard, « Jean Bouin (1888-1914), de la piste au champ d’honneur », Musée national de Sport.
Noet Laurent, Constant Roux : catalogue raisonné, Paris, Mare & Martin, 2012
Noet Laurent, « Monument Jean Bouin (Constant Roux sculpteur) » Marseille ville sculptée.