Le monument en hommage à Virginie Hériot à Cannes

Le monument en hommage à Virginie Hériot à Cannes

Née en 1890 en région parisienne, Virginie Hériot est une régatière hors pair ayant remporté plus de cent-trente victoires au cours d’une courte carrière, interrompue par son décès à l’âge de 42 ans. Quatre ans après sa disparation sa ville de cœur, Cannes, se voit offrir par le Yacht club de France (YCF) l’érection d’une statue la représentant assise à la barre de son voilier. Endommagé en 1944, ce monument commémoratif fait l’objet d’une réfection à la hâte. Cette dernière est alors à l’origine d’un imbroglio financier opposant l’artiste ayant érigé la stèle originelle et la municipalité de Cannes. Toujours visible de nos jours sur la jetée Albert Édouard, la statue rend hommage à une grande navigatrice française amoureuse de la Côte d’Azur.

Une championne

Surnommée par les Britanniques « The Queen of Yachting », Virginie Hériot remporte plus de cent- trente victoires, notamment dans des épreuves internationales prestigieuses. En 1928, lors des régates des Jeux olympiques d’Amsterdam, elle décroche, sur le voilier de course Aile VI qu’elle avait fait construire, la médaille d’or en 8m JI. Elle devient ainsi la première femme championne olympique dans une épreuve nautique. Fille d’Olympe Hériot, propriétaire des Grands Magasins du Louvre, elle participe très jeune à des croisières en Méditerranée sur le yacht familial. En 1910, elle épouse le vicomte François Marie Haincque de Saint-Senoch vouant également une passion à la mer. De cette union naît, en 1913, un fils prénommé Hubert, mais huit ans plus tard Virginie Hériot divorce et se consacre alors encore plus exclusivement à sa passion pour la mer. À partir de 1921, elle vit une grande partie de l’année à bord d’un de ses bateaux amarrés à Cannes. Un choix qui n’est pas entièrement dû au hasard. En effet, la renommée de cette ville des Alpes-Maritimes en matière de yachting est grande. À partir de 1929, les Régates royales, courues au large de la Croisette, attirent tout le gotha de la navigation française et étrangère. Virginie Hériot participe régulièrement à cette manifestation ainsi qu’à d’autres, organisées par la Société des régates cannoises (SRC). Sa présence contribue à la réputation des courses nautiques organisées au large de la « perle de la Méditerranée ».

En 1932, elle se blesse très grièvement lors d’une croisière. Très affaiblie, elle continue toutefois la compétition, et meurt d’une syncope en août de la même année à bord de son bateau lors des régates d’Arcachon. À l’annonce de son décès, le magazine La Saison à Cannes souligne que « Cannes n’oubliera pas Madame Hériot, parce que Madame Hériot aimait Cannes. Elle était l’âme des belles régates […] son séjour ici était une détente avant une lutte nouvelle ».

L’érection d’un monument en son honneur

En 1936, le Yacht-club de France (YCF) décide d’offrir à la ville de Cannes une statue en l’honneur de la navigatrice. Sa réalisation est confiée à Raoul Bénard, un sculpteur parisien, Grand Prix de Rome en 1911, et connu des milieux sportifs. Il est en effet l’auteur des médailles frappées pour les Jeux olympiques d’hiver de 1924 à Chamonix, et de médailles commémoratives pour les Olympiades d’été disputées à Paris la même année.

Le monument est constitué de « deux pierres en Puilleney rose, grain fin, formant un ensemble de 13 tonnes » et mesurant 2 m 40 de longueur, 1m 20 d’épaisseur et 3 m 80 de hauteur. Il représente Virginie Hériot assise à la barre de son voilier lequel est sculpté à l’arrière-plan. La stèle porte l’inscription « Virginie Hériot navigatrice 1890-1932 ».

La statue est installée sur la jetée Albert Édouard, qui se trouve aujourd’hui derrière le palais des festivals et des congrès. Son inauguration, prévue le 8 avril 1936, est retardée de quelques jours, car l’œuvre n’était pas achevée. Elle le sera définitivement en novembre 1936 après que la ville ait posé au pied du monument des bornes et une chaîne offerte par la Marine, dont Virginie Hériot était « l’ambassadrice » selon la formule du ministre Georges Leygues.

L’inauguration a lieu le 16 avril 1936 à 11 heures. Le magazine Le Littoral daté du 19 avril 1936 évoque la forte émotion lisible sur les visages des personnes présentes, mais aussi l’admiration vouée par tous à la navigatrice. On note la présence de la mère et du fils de Virginie Hériot, du maréchal Pétain, ami personnel de la famille, du préfet maritime de Toulon, représentant le ministre de la Marine, ou du général Moyrand chef du XVe Corps. Parmi les officiels se trouvent aussi le maire de Cannes Pierre Nouveau, qui côtoie d’autres amis de la famille, tels le duc et la duchesse de Noailles, le marquis de Maleissye ou Georges de Crequi-Montford, qui préside l’Académie des sports. Enfin sont présents des responsables du monde sportif cannois et des Alpes-Maritimes et surtout les nombreux présidents de yacht-club français et étrangers, dont Fernand Rouff, président de la SRC. La presse annonce la venue de Jean-Baptiste Charcot, président du YCF. Il est finalement représenté par Jacques Pereire, le vice-président, qui lit l’hommage écrit par Charcot. À l’issue des cérémonies, des régates sont données pour faire de cette inauguration une véritable fête nautique en la mémoire de la « Madame de la mer ».

Moins d’un an plus tard, en janvier 1937, le monument fait l’objet d’un différend entre la municipalité de Cannes et le Service des ponts et chaussées du département des Alpes-Maritimes. Celui-ci réclame à la ville une redevance annuelle de 20 francs pour l’espace occupé par la statue sur la jetée Albert Édouard. La digue ayant été construite sur le domaine maritime, elle n’appartient pas à la ville. Une convention est finalement établie le 22 novembre 1937 qui autorise la présence de la statue jusqu’en 1951 moyennant une location.

La réfection du monument après la Seconde Guerre mondiale

En 1944, la statue est projetée sur les blocs brise-lames à la suite de l’explosion volontaire de mines par les Allemands au moment de leur évacuation de Cannes. Elle est très abîmée : la tête est manquante, de même que la main droite qui tenait la barre ; la main gauche a également été endommagée. La ville de Cannes prend l’initiative de restaurer le monument. L’entrepreneur sollicité, Émile Patras, le même qui avait aidé l’artiste en 1936, note qu’il est par ailleurs nécessaire de refaire le parement pour reprendre les inscriptions en relief ou gravées. En février 1948, il établit un devis pour un montant de 193 000 francs. Ne parvenant pas à achever le travail pour l’inauguration de la jetée reconstruite, prévue le 14 juin suivant, Émile Patras le restaure à la hâte avec du plâtre teinté. Ce 14 juin 1948, plusieurs personnalités sont présentes à cette cérémonie, dont le sous-préfet de Grasse, Pierre Fouineau, et le maire de Cannes Jean-Charles Antoni. Elle est présidée par Pierre de Gaulle, président du Conseil municipal de Paris. Cette remise en place de la stèle est non seulement un hommage rendu à la mémoire de l’éminente yachtwoman, mais aussi la manifestation de la survivance du yachting sur la Côte d’Azur. Le maire de Cannes a cependant dû insister pour que le président de la SRC, Fernand Rouff et le Comte Étienne de Ganay, président du YCF soient présents. Deux pelotons de fusiliers marins sont mobilisés, et de nombreux yachtsmen, dont les voiliers sont pavoisés, participent également à l’évènement. En cette période d’après-guerre, le patriotisme et l’engagement de Virginie Hériot pour la France sont salués.

Dans les mois et les années qui suivent, plusieurs personnalités de passage à Cannes déposent une gerbe au pied de la stèle en hommage à Virginie Hériot, par exemple Micheline Ostermeyer, championne olympique du lancer du poids et du lancer du disque aux Jeux de Londres en 1948. Lors de la même cérémonie est également présent Michel Pécheux champion du monde et champion olympique par équipes d’escrime.

Un imbroglio financier

Raoul Bénard, absent lors de l’inauguration, n’est cependant pas satisfait du travail de restauration accompli. Par un courrier adressé au maire de Cannes dès le 16 juin 1948, il demande à ce que la municipalité lui « rende compte des retouches qui ont été faites sans [son] assentiment ». La mairie demande alors à l’entrepreneur, Émile Patras, de surseoir aux travaux. Raoul Bénard ne désarme pas. Le 29 juillet 1948, il écrit : « je ne puis donc concevoir que la restauration [définitive] ne se fasse pas par moi […] je considère mon contrôle et mon intervention indispensables ». Il propose de venir sur place ne réclamant que les frais de transport et de séjour. L’affaire traîne, la municipalité ne répondant pas aux demandes de Bénard. Ce dernier fait alors intervenir la Société des artistes français (SAF), qui envoie un courrier, en date du 16 novembre 1948, pour faire valoir les droits de l’artiste sur son œuvre.

Les services de la ville mentionnent alors que la municipalité n’a pas « de crédits suffisants pour faire venir M. Bénard ». Ils proposent d’envoyer une lettre descriptive et une photo. De son côté la SAF, sans nouvelle de la municipalité, prend attache auprès de la sous-préfecture, laquelle contacte à son tour la mairie le 7 janvier 1949. Le 28 janvier 1949, Bénard s’adressant au maire de Cannes évoque les indemnités qu’il escompte percevoir pour une restauration qu’il entend contrôler (175 000 francs plus les frais de séjour). Il reproche par ailleurs à Émile Patras 25 cm manquant à la base de la statue en comparaison de l’original.

Les questions financières deviennent de plus en plus au centre du contentieux entre l’artiste et la municipalité cannoise. Le 9 février 1949, cette dernière juge qu’il lui est impossible de payer à la fois Patras et Bénard pour une même restauration. Elle demande aux deux protagonistes de se répartir les sommes prévues par la ville pour la remise en état de la statue. L’affaire ne s’arrête pas là : le maire saisit un avocat pour savoir quelle liberté la ville a face aux exigences de l’artiste dès lors que le monument a été donné à la commune laquelle finance les coûts occasionnés par sa destruction. Le cabinet d’avocat conclut en faveur de Bénard. Divers acteurs s’en mêlent jusqu’au syndicat d’initiative de la ville qui trouve que la statue dégradée ne fait pas honneur au tourisme cannois. Pour sa part, Bénard multiplie les échanges avec Patras pour qu’il cesse toutes interventions sur la statue en dehors de son contrôle. Il lui demande également de réduire ses prétentions financières auprès de la ville, précisant « qu’il ne serait pas logique que les crédits qui vous [Patras] soient accordés, me soient refusés » et ce d’autant que la ville a déjà versé à l’entrepreneur la somme conséquente de 156 000 francs sur les 193 000 demandés par lui. Le 28 novembre 1949, l’adjoint au maire donne quelques précisions pour justifier les sommes données à Patras. Il évoque des frais liés à la remise sur pied de la statue et sa restauration sommaire pour l’inauguration de la jetée Albert Édouard reconstruite. La ville menace alors Bénard de laisser l’œuvre en l’état s’il ne réduit pas ses ambitions financières ou s’il ne trouve pas un accord avec Patras pour que le budget total voté par le conseil municipal ne soit pas dépassé. La municipalité bénéficie pareillement de l’aide financière du fils de Virginie Hériot pour faire procéder à la restauration. En janvier 1950, Hubert de Saint-Senoch, annonce en effet officiellement, par voie épistolaire, qu’il est disposé à prendre à sa charge la moitié des frais, même s’il reproche à la municipalité cannoise de ne pas l’avoir prévenu de l’inauguration et de la remise en état du monument dédié à sa mère. Bien qu’aidée par de Saint-Senoch la ville refuse de dépasser le budget voté par son conseil. Bénard confie le dossier à ses avocats. Le 27 juin 1950, le maire cède finalement et accepte de financer Bénard à hauteur de 120 000 francs en plus de la prestation de Patras « pour terminer cette affaire et en hommage à la mémoire de Virginie Hériot ». Le Conseil municipal entérine les décisions à propos de la restauration du monument lors de sa séance extraordinaire du 19 septembre 1950.

Du fait du mauvais temps qui règne à Cannes, fin 1950, le chantier est plus long que prévu. Mais d’autres raisons expliquent également l’arrêt des travaux. D’une part, Patras semble malade et son épouse ne répond pas aux sollicitations de Bénard. La menace d’une action en justice contre l’entrepreneur est à nouveau brandie par Bénard. D’autre part, Bénard attend les sommes promises pour ses frais de déplacement. Il annonce ne venir à Cannes qu’une fois reçue l’aide promise. Le 21 décembre 1950, le maire mentionne avoir fait mandater la somme de 40 000 francs. Début 1951, les difficultés continuent pour savoir à qui, de Bénard ou de la ville, Hubert de Saint-Senoch doit verser sa participation aux frais.

Finalement le chantier est mené à terme et la délibération du Conseil municipal de Cannes du 11 septembre 1951 indique que le travail a été effectué de manière irréprochable. Nouvelle déconvenue en décembre 1954 lorsque la mairie de Cannes apprend que la demande d’indemnités formulée en 1953, au titre des dommages de guerre pour la restauration du monument dédié à Virginie Hériot, a été rejetée. Le dossier fait apparaître une dépense totale de 285 204 francs dont 146 364 francs ont été versés à l’entrepreneur Patras et 130 000 francs à Bénard. S’ajoutent à ces sommes 8 840 francs d’honoraires pour un architecte.

De nos jours, la statue trône toujours sur la jetée et la navigatrice, dont le regard porte au loin, semble dire aux passants que la mer est plus importante que cet imbroglio financier.

Bibliographie

Anne Belaud-de Saulce (dir.), Virginie Hériot, une navigatrice au sommet de l’Olympe, Châteaulin, Locus Solus, 2024.

Armelle Bonin-Kerdon, « Virginie Hériot, navigatrice et “femme des années folles” », Revue historique de Bordeaux et du département de la Gironde, n°15, 2009. p. 287-292.

Marie-Hélène Cainaud (dir.), Histoire des sports élégants, Côte d’Azur, éd. Ville de Cannes, 2016.

Virginie Hériot, Une âme à la mer, Rennes, Éditions maritimes et d’outre-mer, 1992.

Denis Jallat, « Les voyages à la voile de Virginie Hériot (1928-1930) : au service de la France et de la bourgeoisie des affaires », in Dominique Dinet, Jean-Noël Grandhomme (dir.), Les Formes du voyage, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2010.

Bernard Pharisien, L’exceptionnel famille Hériot, Bar-sur-Aube, Éditions Némont, 2001.

Sitographie

Exposition « Cannes et la mer », Archives municipales de Cannes (https://expos-historiques.cannes.com/r/529/)

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Jallat, Denis